Axe 1 – Spectroscopie des espèces atmosphériques : IR à haute résolution

Les travaux que nous développons dans cet axe sont dédiés à l’étude par spectroscopie infrarouge à haute résolution de mouvements intramoléculaires de molécules semi-rigides (mouvement de vibration-rotation classique, torsion) ou non rigides (mouvement de grande amplitude). Ils ont conduit à la construction et la mise en œuvre de modèles théoriques prenant explicitement en compte les différentes interactions de vibration-rotation, torsion,… qui affectent les niveaux d’énergie et les intensités des raies, ces modèles étant utilisés pour la modélisation, l’analyse et l’interprétation des spectres de molécules d’intérêt pour les atmosphères terrestre et planétaires. Les spectres expérimentaux quant à eux ont été obtenus grâce à des techniques nouvelles et innovantes de spectroscopie infrarouge quantitative à haute résolution : développements instrumentaux spécifiques et exploitation du rayonnement synchrotron.

 

A)    Techniques nouvelles et innovantes pour la spectroscopie à haute résolution 

 

La spectroscopie moléculaire est un domaine de recherche où l’innovation instrumentale, telle que le développement de nouvelles sources de lumière ou de dispositifs expérimentaux spécifiques, joue un rôle clé. Dans ce cadre, un projet important que nous avons mené, en collaboration avec la ligne AILES du Synchrotron SOLEIL, a été de concevoir et mettre en place une cellule d’absorption à trajets multiples (3-141 m) refroidissable entre 80-400 K et adaptée au domaine de l’infrarouge moyen et lointain (F. Kwabia Tchana et al., Rev. Sci. Instrum. 84, 093101, 2013)). A notre connaissance, un tel instrument est unique. 

 

 

 

 En outre toujours en collaboration avec la ligne AILES, nous avons développé une cellule spécifique, en verre et téflon pour l’observation des gaz réactifs et corrosifs (ClNO2, ClONO2, BrONO2,…) refroidissable par évaporation de l’azote liquide jusqu’à 200 K et permettant un parcours optique ajustable entre 2.8 et 42 m.

 

 Cellule d’absorption à réflexions multiples en verre et matériaux inertes adaptée aux gaz réactifs et corrosifs

 

Ces développements récents ont ouvert la voie à des mesures dans des conditions proches des environnements géophysiques et ont permis (i) l’étude de systèmes moléculaires complexes en réduisant, grâce à la basse température, la densité des raies, (ii) la mesure de la variation des coefficients d’élargissement des raies en fonction de la température et la pression, indispensable pour l’analyse des spectres atmosphériques et (iii) la mesure de sections efficaces d’absorption en fonction de la température pour des molécules lourdes (lorsque l’approche raie par raie des intensités est impossible).


        Depuis 2008, nous exploitons le Rayonnement Synchrotron (RS) comme source de lumière pour la spectroscopie d’absorption dans l’infrarouge lointain à haute résolution. En effet, le RS apporte dans l’infrarouge lointain (10-650 cm-1) une brillance exceptionnelle conduisant à un excellent rapport signal sur bruit. C’est ce que nous avons montré lors de notre étude à haute résolution de la bande ν9 du propane centrée à 369 cm-1. En effet, le rapport signal sur bruit obtenu avec la source synchrotron en 42 heures de mesure aurait nécessité 45 jours avec la source globar de l’interféromètre (F. Kwabia Tchana, J.-M. Flaud et al., Journal of Quantitative Spectroscopy and Radiative Transfer 111, 1277, 2010). Enfin on se doit de signaler que pour nombre de molécules lourdes (telles que : C3H8, ClNO2, ClONO2, Cl2CO, BrONO2,…) avec des vibrations de basse énergie, de nombreuses demandes de temps de faisceau à SOLEIL ont été évaluées favorablement par le comité international de programme, à la fois sur la base de leur qualité scientifique et/ou technologique et de leur pertinence pour l'utilisation du rayonnement synchrotron.

 

Comparaison entre les spectres d’absorption du propane obtenus avec le rayonnement synchrotron et une source classique. Les deux spectres ont été enregistrés dans les mêmes conditions expérimentales avec une résolution de  0,0011 cm-1 .

 

 

B)      Spectroscopie infrarouge quantitative à haute résolution pour la télédétection atmosphérique : mesures des intensités et profils spectraux en fonction de lapression etla température des transitions optiques par techniques à transformée de Fourier etdiodelaser accordable

Parmi les outils développés pour l’analyse quantitative des atmosphères et des processus physico-chimiques et de transport qui y règnent, la télédétection est très largement utilisée en raison de la vaste couverture spatio-temporelle qu’elle assure. Le traitement des spectres obtenus permet de déterminer les caractéristiques des atmosphères sondées; il s’agit en particulier des profils verticaux de pression, de température, d’humidité, de concentration de nombreuses espèces moléculaires, de la détection et la quantification des aérosols,... Pour obtenir ces paramètres la procédure utilisée, dite « d’inversion », consiste à effectuer un ajustement entre spectres modélisés et mesurés. Pour effectuer la modélisation la connaissance précise des paramètres spectroscopiques ainsi que de la forme spectrale des raies est essentielle. Il s’agit de:

 

          Sections efficaces d’absorption

Utilisables lorsque la molécule présente un continuum d’absorption (spectre non résolu) ou lorsque l’approche raie par raie est impossible (molécules lourdes). Mais sa mesure nécessite des conditions proches de celles des milieux étudiés, ce qui n’est pas toujours facile à reproduire au laboratoire.

 

Nous pouvons citer ici l’exemple du phosgène (COCl2) qui a un spectre très dense (molécule lourde avec des isotopomères). Les spectres ont été enregistrés au LISA dans la région spectrale entre 500 et 2000 cm-1, et ceci dans des conditions de température de l’atmosphère terrestre (entre 200 et 300 K), indispensable pour les applications atmosphériques. Cette étude a permis de déterminer à différentes températures les sections efficaces d’absorption pour différentes bandes et d’évaluer la contribution des bandes chaudes dans l’infrarouge moyen.

 

Sections efficaces d’absorption du phosgène mesurées à 199, 250 et 300 K

 

 

  Paramètres de raies (positions, intensités absolues, profils spectraux en fonction de la pression et la température)

           Ces paramètres sont utilisés dans les codes de calcul de transfert radiatif qui permettent la modélisation de la contribution des raies individuelles à l’absorption ou l’émission du rayonnement, en tenant compte de la dépendance vis à vis de la pression et de la température (ce qui est nécessaire en présence de parcours dans un milieu inhomogène comme les atmosphères). Pour la détermination de ces paramètres, nous utilisons les techniques à transformée de Fourier et diode laser accordable et une méthode d’ajustement de moindres carrés non linéaires qui permet de minimiser l’écart entre les spectres observé et calculé, le spectre calculé étant une convolution de la fonction d’appareil et du profil de la raie.

 

Spectroscopie à transformée de Fourier

Nous avons par exemple mené une étude quantitative détaillée de la région 745-1600 cm-1de l’oxirane (C2H4O) qui est une molécule détectée dans le milieu interstellaire. Elle pourrait aussi être détectée dans l’atmosphère de Titan. Les spectres ont été enregistrés au LISA en utilisant l’interféromètre à transformée de Fourier et le traitement de ceux-ci ont permis d’extraire les intensités raie par raie et mesurer les coefficients d'auto-élargissement et d'élargissement par N2 ainsi qu’une étude de leurs dépendances rotationnelles en J et Ka (M. Ngom, J.-M. Flaud, F. Kwabia Tchana et al.,Canadian Journal of Physics 91/11 , 906, 2013 ; F. Kwabia Tchana, J.-M. Flaud et al., Molecular Physics 112, 1633, 2014 ; F. Kwabia Tchana et al., Journal of Molecular Spectroscopy 292, 1, 2013)

 

Coefficients d’élargissements par N2 (points noirs) en fonction de J pour Ka= 4. La courbe en rouge représente l’ajustement polynomial en J.

Coefficients d’auto-élargissements (points noirs) en fonction de Ka pour J = 23. La courbe en rouge représente l’ajustement polynomial en Ka.

 

Spectroscopie diode laser accordable

 

Les nouvelles générations des lasers dédiées à la spectroscopie (ECDL, DFG pour « Difference Frequency Generation », QCL pour « Quantum Cascade Laser »,...), accordables sur de petits domaines spectraux avec une très haute résolution spectrale et disponibles actuellement dans différentes régions spectrales, permettent grâce à leur haute performance d’obtenir avec une meilleure précision les intensités et profils de raies. C’est pourquoi dans la thématique Spectroscopie et Télédétection, et depuis plus de 10 ans, nous développons de façon complémentaire des études de spectroscopie quantitative par diode laser accordable. Pour la mesure ultra-précise des intensités et profils de raies, nous disposons de systèmes diode laser avec une résolution de 1 MHz et permettant un rapport Signal sur Bruit (S/B) très élevé (supérieur ou égal à 1000) :

  -    une diode laser à cavité externe centrée autour de 0,82 µm qui,

  -  mélangée à un laser Nd:Yag dans un cristal de PPLN, permet de générer un laser à différence de fréquence couvrant le domaine 3-5 µm

Nous avons choisi d’étendre notre gamme de mesure au domaine à 1,6 µm avec l’acquisition d’une diode à cavité externe pour l’étude de CO2 et CH4. La région spectrale autour de 1.6 µm est très largement utilisée pour la mesure de l’abondance de CO2 dans l’atmosphère terrestre avec les expériences satellitaires OCO-2 (précision de 0.3%), GOSAT, et CarbonSat mais également pour la télédétection d’atmosphères planétaires riches en CO2 telles que celles de Vénus et Mars. Des mesures de profil de raie de CO2 ont été menées à température ambiante et les résultats ont montré que les effets « non-Voigt » responsables de la déformation du profil de raie de CO2 étaient indépendants de la raie considérée au vue des erreurs expérimentales et des incertitudes de calculs prises en compte ici (Larcher et al., J Chem Phys, 2014). Récemment, une cellule multipassages à température variable (200-373 K) a été développée pour être couplée aux systèmes diode laser. Ces études sont menées en étroite collaboration avec les théoriciens du LMD et de l’université d’Hanoi (Vietnam).

 

 
La cuve d’absorption triple enveloppe en quartz à trajets multiples couplée au système diode laser à cavité externe à 1.6 µm.

 

 

C)     Modélisation théorique et analyse des spectres validation des bases de donnéespourles applications atmosphériques

          L’analyse des spectres de vibration-rotation, de rotation-torsion, leur modélisation théorique et leur simulation est indispensable pour la validation des mesures satellitaires. Cette activité englobe la mise au point de modèles théoriques et de logiciels de calcul destinés à reproduire à la précision expérimentale les niveaux d’énergie et les intensités des raies moléculaires. Ces modèles sont aussi utilisés pour calculer les spectres dans des conditions de température et pression non couvertes par l’expérience. Calculs théoriques et spectres mesurés fournissent ainsi ensemble les données spectroscopiques qui alimentent les bases de données internationales telles que HITRAN et GEISA et qui sont utilisés pour l’inversion des spectres atmosphériques.

 

Exemple marquant d’étude de spectroscopie et télédétection dans l’atmosphère terrestre – l’étude du phosgène (COCl2)

         L’étude du phosgène illustre bien notre démarche scientifique. Relativement abondante dans la stratosphère avec une durée de vie de plusieurs années, la molécule est également présente dans la troposphère. Sa forte absorption dans la fenêtre atmosphérique vers 11.8 µm distord la restitution correcte du profil de concentration du Fréon-11, un CFC d’intérêt, interdit par le protocole de Montréal. En effet la non prise en compte de l’absorption du phosgène mène à une surestimation de la concentration du Fréon-11. Nous avons donc mesuré à 11.8 µm, et à 169 K, le spectre à haute résolution du phosgène. L’analyse des transitions fondamentales dans cette région a été effectuée avec succès aussi bien pour CO35Cl2 que pour les 2 autres isotopomères ce qui nous a permis d’établir une liste exhaustive en positions/intensités (F. Kwabia Tchana, W.J. Lafferty, J.-M. Flaud et al., Molecular Physics 113/21, 3241, 2015 ; J.-M. Flaud,F. Kwabia Tchana et al.,Journal of Molecular Spectroscopy 348, 114, 2018).

 

 

  

L’instrument spatial MIPAS a ensuite utilisé cette liste pour obtenir le profil vertical du COCl2 et, pour la première fois, sa variation saisonnière dans la haute troposphère/basse stratosphère (M. Valeri, M. Carlotti, J.-M. Flaud et al., Atmos. Meas. Tech. 9, 4655, 2016).

 

Exemple marquant d’étude de spectroscopie et télédétection dans l’atmosphère de Titan – l’étude du propane (C3H8)

        Le propane qui est un hydrocarbure important de l’atmosphère de Titan a été détecté dans cette atmosphère pour la première fois par la sonde Voyager (bande à 13.4 µm), détection confirmée avec une meilleure précision par l’instrument CIRS à bord de Cassini. L’analyse à haute résolution des bandes centrées à 13.4 µm, dont le spectre a été enregistré au LISA, a permis une modélisation efficace du spectre infrarouge de Titan à 13.4 µm observé par CIRS et l’obtention d’une valeur fiable et précise pour l’abondance de ce composé (J.-M. Flaud, F. Kwabia Tchana et al.,Molecular Physics108/6, 699, 2010). En effet, la figure ci-dessous (panneau supérieur) montre la comparaison entre le spectre de Titan (0.5 cm-1 de résolution) et trois modèles : en bleu la contribution à l’absorption de C2H2, C2H6 et HCN sans propane, en vert la base de donnée GEISA 2003 incluant le propane et en rouge notre travail. Le panneau inférieur présente les résidus et il est évident que la nouvelle liste de raie du propane a considérablement améliorée le fit du spectre, et plus particulièrement l’émission de la bande chaude centrée vers 749.75 cm-1. On se doit en outre de souligner que le spectre de C3H8 enregistré au LISA n’a pu être analysé complètement que grâce au spectre infrarouge lointain (bande centrée à 369 cm-1) enregistré à haute résolution au synchrotron SOLEIL. En effet cette dernière est à la base des bandes chaudes observées dans la région à 13.4 µm.

 

Modélisation du spectre infrarouge de Titan à 13.4 µm (propane, C3H8)